Felonariel de Lostalon

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Felonariel
Nom de naissance : Felonariel de Lostalon
Alias :
Naissance : Non Communiqué
Statut : En vie
Activité(s) principale(s) : Éclaireuse, enquêteuse, résistante

(Nouvelle) Contrepartie Ulule 2021

Felonariel est une éclaireuse émérite du clan de la Vipère, qui, par un concours de circonstances, se verra impliquée dans beaucoup des événements de la guerre Perrasienne de 1136

Dans le petit village de Vattol, au sud de la Perrasie, l’on vivait tant bien que mal au rythme de l’occupation. Un vieil homme, assis sur un banc, regardait les patrouilles arthonniennes traverser la grand-rue en secouant la tête. Il souffla, se leva et marcha jusqu’à la taverne, où il était attendu. Comme tous les jeudis, tout le village s’était rassemblé autour de la grande table, enfants comme adultes. Il salua les villageois en souriant et s’assit à sa place. Le vieil homme s’appelait Keimer, et était colporteur d’histoires. C’était l’un des rares divertissements qui passait encore à Vattol depuis l’arrivée des Arthonniens.

— Alors, Keimer, qu’est-ce tu vas nous raconter, cette fois ?

— Ah ! Mes amis ! J’étais à Port-Clérus, cette semaine, et l’on m’a fait vent une histoire tout à fait fascinante ! L’histoire d’une Elfe !

Une Elfe ? Les habitants échangèrent des regards circonspects. Les histoires dont ils étaient le plus friands étaient les histoires qui parlaient de la résistance, qui mettaient en scène de courageux et ingénieux Perrasiens face à l’envahisseur ! Keimer l’avait d’ailleurs bien compris, car c’est de ce genre d’histoire qu’il faisait commerce depuis la guerre.

— On avait un Elfe ici, avant, grogna le boucher du village en croisant les bras. On l’a nourri et logé pendant des années, et dès que la guerre a pointé son nez, il a disparu dans la nature ! C’est des lâches, moi je vous dit !

Keimer se mit à rire chaleureusement.

— Je vous assure que cette Elfe là est différente, et si je vous apporte cette histoire, c’est que je sais qu’elle va vous plaire. Écoutez-moi donc plutôt !

« C’était un jour de grand soleil et comme tous les mois, le grand marché de la place Mel Efker battait son plein à Lostalon, attirant des voyageurs venus de tous horizons. La ville, plutôt secrète le reste du temps, devenait à cette occasion bouillonnante et pleine de vie. Felonariel, comme les autres éclaireurs de la Vipère, avait fort à faire. Habituée à patrouiller dans les grands espaces forestiers qui s’étendaient autour de la ville, elle détestait être assignée à la surveillance du marché : le bruit et la foule la fatiguaient. Elle s’acquittait pourtant de sa tâche consciencieusement, comme à son habitude.

Un homme la bouscula. Elle n’eut pas le temps de lui faire de remarque : il s’était déjà éloigné sans se retourner ; mais sa silhouette, de dos, l’intrigua. Il portait une grande cape à capuche qui le dissimulait entièrement, mais il n’avait pas la carrure d’un elfe. Sûrement un voyageur humain, pensa-t-elle. Lostalon était assez proche de la frontière boquéroise, et si les deux peuples avaient souvent été en froid, la situation s’était apaisée lors des dernières années, et il n’était désormais pas rare que certains fassent le déplacement jusqu’au marché pour se procurer des objets d’artisanat elfique introuvables ailleurs. Elle allait détourner la tête et continuer sa patrouille, lorsqu’un détail retint son attention. Par habitude, elle avait laissé ses yeux balayer ses traces laissées dans la terre battue, et un sillon fin longeait ses pas sur la gauche : sa cape dissimulait une épée longue qui traînait sur le sol, et à l’épaisseur du sillon, elle n’était pas au fourreau.

Ses traits se crispèrent d’inquiétude, et sa main se referma sur la poignée de son arc. Elle balaya la foule des yeux pour tenter de l’apercevoir, mais il avançait vite, et elle l’avait déjà perdu de vue. Un cri retentit un peu plus loin, et elle se mit à courir, bousculant les passants incrédules. Très vite les cris se multiplièrent et elle dû braver une marée désordonnée de personne qui s’étaient mises à fuir dans la direction opposée. Elle émergea finalement pour voir l’homme, qui avait jeté sa cape au sol, brandir sa grande épée et se jeter sur une commerçante qui, bloquée contre son étal, n’avait pas eu le temps de fuir. L’homme portait le tartan traditionnel des clans boquérois. Elle reconnut des couleurs qu’elle avait déjà vu dans les forêts : il s’agissait sûrement d’un clan frontalier. L’éclaireuse, d’un geste expert, sortit une flèche du carquois qui pendait à sa ceinture et banda son arc pour mettre l’agresseur en joue.

— Uets adfrar, feue im shiwin ! Ordonna-t-elle.

Elle avait crié l’ordre en elfe, par habitude, mais même s’il ne parlait pas sa langue, son ton suffisait à faire comprendre la menace. Il ne tourna même pas la tête vers elle, et continua sa charge en rugissant. Il avait les pupilles rétrécies et l’écume aux lèvres. La commerçante, une elfe de Lostalon, sortit une dague pour se défendre. Tous les elfes du clan de la Vipère avaient reçu un entraînement guerrier dans leur jeunesse, et même une simple artisane n’était pas à prendre à la légère.

Felonariel décocha sa flèche qui vint se ficher dans l’épaule du boquérois, qui réagit à peine et abattit tout de même son épée vers sa victime. L’artisane esquiva et répondit d’un coup de dague vers son poignet pour tenter de le désarmer. Les Elfes étaient plus vifs que les Humains, il était aisé pour eux de les dominer au combat. Cependant, quelque chose n’allait pas. Le coup d’épée de l’homme avait été exécuté étrangement, et Felonariel comprit que malgré son esquive, l’artisane était en danger. La posture de l’épéiste lui était familière, elle l’avait déjà observée lors d’escarmouches qui avaient opposé les éclaireurs de Lostalon à certains braconniers boquérois qui outrepassaient la frontière pour chasser. Les Boquérois avaient connu d’innombrables guerres contre les Elfes : ils avaient mis au point un art martial spécifiquement conçu pour compenser leur infériorité physique naturelle et contrer leurs adversaires.

À peine l’Elfe avait esquivé que la longue épée se réajusta en anticipant sa contre-attaque. Au lieu de venir frapper son poignet, la dague se retrouva piégée entre la garde et la lame de l’épée et vola hors des mains de l’Elfe pour se planter à quelques mètres d’elle, dans le sol. L’épée acheva son arc de cercle pour se réarmer, lame en arrière contre la jambe de son manieur, qui asséna à sa victime un violent coup de pommeau dans le plexus avant de la faire tomber à la renverse d’un chassé circulaire.

— Sois maudite, Vipère ! Que ta mort venge mes frères Nobstor ! Éructa-t-il en abattant de nouveau sa lame.

La lame s’arrêta en chemin, cette fois contre la dague de Felonariel, qui s’était interposée. Les veines pulsaient sur les avants-bras de l’homme, et ses muscles saillants se sillonnaient de sang à mesure que l’effort faisait saigner sa blessure à l’épaule. La force de l’homme était anormale et lui faisait trembler le poignet. Elle ajouta sa deuxième main pour avoir plus de force et soutint le regard de l’agresseur, les dents serrées. Ses yeux vibraient, hantés par la folie : il était plongé dans une sorte de transe.

— Alors toi aussi, tu es l’un de ces serpents… Grogna l’homme en voyant sa dague recourbée, caractéristique du clan de la Vipère.

Felonariel se prépara à rompre le contact entre leurs deux lames, et elle savait qu’aussitôt, le combat reprendrait et se finirait en quelques secondes, quelle que soit son issue. Elle expira calmement, et se déroba sur le côté. L’acier crissa et la longue épée reprit sa course, infléchissant sa trajectoire pour la suivre comme son ombre. Elle se pencha brusquement en arrière et lame frôla son abdomen, rayant son armure. Profitant de la fenêtre qu’elle s’était créée, elle bondit en arrière pour reprendre de la distance, sortit trois flèches de son carquois et réarma son arc avec toute la précision et la vitesse martiale que son entraînement lui permettait. Les trois traits mortels filèrent comme des dards pour se planter dans son bras droit, dans sa jambe et dans son torse. Elle n’avait pas visé ses points vitaux, elle souhaitait l’interroger. L’homme ne broncha toujours pas, et courut vers elle malgré ses blessures.

Il arriva sur elle plus rapidement qu’elle ne l’estimait. L’épée se fracassa contre son arc, qui éclata sous le choc, et elle sentit la morsure de l’acier contre son bras, qui se mit à saigner abondamment. L’homme était trop dangereux, et elle se sentait perdre pied dans le combat. Emportée par son instinct de survie, elle plaqua l’épée contre le sol avec sa botte et s’en servit comme tremplin pour bondir tête la première par dessus son épaule, dague à la main. La lame recourbée vint s’agripper au creux de sa nuque, et trancha à travers ses chairs alors qu’elle retombait derrière lui. Cette technique mortelle, la morsure de la vipère, n’était maîtrisée que par la fine fleur des éclaireurs de Lostalon, et, poussée par l’adrénaline, elle était parvenue à l’exécuter proprement pour la première fois. Elle se releva, haletante, et plaqua sa main contre son bras pour endiguer le saignement. L’homme s’était écroulé par terre dans une flaque de sang qui s’élargissait à vue d’œil, et cessa de bouger.

Illidar, le doyen du clan, était lui-même venu observer la dépouille.

— Le clan des Nobstor, dis-tu ?

— C’est ce qu’il a dit. Il voulait se venger du clan de la Vipère. Je pense qu’il a d’abord attaqué cette commerçante car elle portait un médaillon avec le symbole de notre clan. Cependant je ne pense pas qu’il n’était très au fait de nos coutumes, il lui a fallu voir ma dague pour comprendre que je faisais partie du clan alors que je portais déjà mon uniforme.

— Je ne sais pas. De ce que tu m’as décrit, il semblait dans une transe hypnotique. Les guerriers qui se mettent dans cet état augmentent leur concentration en ignorant la plupart de leur environnement. Il s’était sans doute conditionné à ne porter attention qu’à certains détails évoquant directement les serpents, comme ce médaillon ou ton croc. Cela n’explique pas pourquoi il nous en voulait… Je connais les Nobstor, ils ont toujours détesté les Elfes, la moitié des incidents à la frontière Nord sont de leur fait. Cependant, cela m’étonne, j’ai moi-même rencontré leur chef il y a peu et il était d’accord pour apaiser les relations… Cette mort est bien fâcheuse, en tout cas, il serait idiot qu’elle vienne ruiner tous les efforts diplomatique que le conseil boquérois et nous même avons mis en place ces dernières années.

— Je suis désolée, je ne souhaitais pas le tuer, simplement le neutraliser, mais il était trop dangereux.

— Tant pis, ce qui est fait est fait. Il faudrait aller voir au village des Nobstor au plus vite, cependant. Si je veux expliquer la situation au conseil des clans, j’ai besoin de savoir ce qui motivait un vengeur solitaire à venir faire une attaque suicide au beau milieu du marché, sans cible plus spécifique que « le clan de la Vipère ».

— Je peux m’en occuper. Après tout, c’est parce que je n’ai pas réussi à l’appréhender que nous ne pouvons pas l’interroger.

— C’est une excellente idée. Pars au plus vite, j’ai un mauvais pressentiment avec cette histoire…

C’est cette altercation funeste qui poussa Felonariel à quitter Bragorn pour la première fois et à s’aventurer sur les routes du nord. Alors que son voyage ne devait durer qu’une dizaine de jour, le temps de se rendre à la rencontre des Nobstor et de revenir, elle errera pendant plus d’un an à la recherche de réponses à travers les pays humains.

Le village des Nobstor n’était plus qu’une pile fumante de cadavres et de débris. Un combat terrible avait eu lieu, et le sol était jonché d’armes parmi lesquelles se trouvaient des crocs de vipère, ces dagues uniquement possédés par les elfes de Lostalon. Felonariel comprit rapidement ce qui avait poussé cet homme à la vendetta : un premier coup d’œil sur le massacre suffisait à désigner le clan de la Vipère comme responsable, coupable somme toute cohérent étant donné le passif sanglant entre les Elfes de Lostalon et les Nobstor. Cependant Felonariel s’attarda davantage, et se rendit compte que tout avait été maquillé pour sembler ainsi : les entailles sur les os ne correspondaient pas aux dagues des elfes, mais plus à des armes humaines. Malheureusement, bien que convaincue de sa découverte, aucune preuve tangible ne lui permettait de révéler la supercherie et de pleinement laver l’honneur de son clan, qui se verrait injustement accusé de ce massacre, si ce n’était un minuscule bout de parchemin taché de sang écrit dans la langue des Humains : « R.D.V à Lothberg pour récompense ». Il n’y avait pas d’instruction, pas de destinataire ni de signature, mais juste une piste : Lothberg, une ville au nord de la Perrasie.

Ce n’était pas d’aller jusqu’à Lothberg, qui pouvait poser problème, c’était d’en revenir. Nous étions à la fin du mois de mars 1136, et Lothberg, ainsi que toute la région de la péninsule de Gart, était sur le point de devenir le théâtre de la pire guerre civile que la Perrasie ait connue. Ainsi Felonariel retrouva à Lothberg la piste des tueurs des Nobstor : la guilde des assassins ; mais elle fut contrainte de fuir une première fois, prise dans les événements du début de la guerre qui secouèrent toute la péninsule. Lors de la terrible bataille de Trost, elle était là, en ville, à se battre aux côtés des habitants contre les séparatistes. »

— Elle se serait battue à Trost ? Arrête, je ne te crois pas ! Interrompit le boucher de Vattol, incrédule.

— Et pourtant, c’est d’un vétéran de Trost qui s’est lié d’amitié avec elle que je tiens cette histoire ! Avec sa grande habileté à l’arc, elle aurait même vaincu certains membre de la terrible division d’élite qui était chargée de tuer les mages de la ville. Elle rejoint ensuite le sud du pays avec l’armée de la Perrasie libre. À ce moment, elle aurait pu décider de rentrer chez elle, mais cette elfe avait le sens de l’honneur, et elle ne pouvait pas rentrer les mains vides. La Perrasie venait de tomber aux mains de l’Arthon, et pour mener à bien son enquête, elle rejoint un petit groupe de résistants dont je tairai ici le nom, pour ne pas les compromettre. Je vois que vous êtes déçus, j’arrive ici à la partie qui vous intéresse le plus, forcément ! Mais non, je ne dirai rien de plus à leur sujet. Sachez simplement que c’est à ce groupe que l’on attribue l’explosion du palais de Port-Clérus, ainsi que d’autres coups d’éclats comme la chute du perfide bourgmestre Galt de Brestor. »

— Je pensais que c’était Rodgar le Brave qui avait fait tout ça ! Tu nous a déjà raconté cette histoire !

— Il faut croire qu’ils l’auraient aidé ! C’est ce que laissent entendre les rumeurs les plus récentes, en tout cas ! C’est au terme des exploits de ce petit groupe que Felonariel parvint à traverser le pays occupé et à retourner enfin à Lothberg. Malheureusement, leur réputation les précédaient, et ils manquèrent de se faire tous empoisonner par une assassine, la tristement célèbre Anna Langue-de-Velour, qui leur avait tendu un piège. Heureusement, Felonariel, digne représentante du clan de la Vipère, connaissait suffisamment les poisons pour déjouer ses plans et sauver ses compagnons de justesse, triomphant in-extremis de l’assassine. Le groupe se serait depuis dispersé pour échapper aux services secrets arthonniens, et nul ne sait ce qu’ils sont devenus. Felonariel, de son côté, avait enfin réussi à capturer l’une des assassines de Lothberg, vraisemblablement l’une des responsables du massacre des Nobstor. Est-elle parvenue à lui arracher la vérité, et à finalement rentrer chez elle couronnée de succès ? Je ne sais pas. Tout ce que je retiens ici, c’est la bravoure d’une Elfe, qui, par opiniâtreté, soucieuse de laver l’honneur de son clan, s’est retrouvée à faire bien plus pour la Perrasie que bien des nôtres.

Le silence retomba sur la taverne, les villageois méditant sur la morale curieuse de cette histoire. Encore une fois, le brillant conteur avait fait mouche.

À quelques lieues de là, Felonariel achevait de tailler la crosse en chêne et tendit légèrement le bras pour la placer dans la lumière du feu et mieux l’observer. Satisfaite, elle fit tourner sa dague recourbée entre ses doigts et la glissa contre sa cuisse, dans son étui en cuir de serpent. Elle lança la crosse sur le côté sans tourner la tête. Surprise, sa prisonnière l’attrapa de justesse entre ses mains liées et lui adressa une œillade mauvaise.

— Elle devrait mieux tenir que la précédente, assura Felonariel. Avec ça, tu pourras marcher un plus vite. J’en ai marre de t’attendre. On arrivera jamais à Bragorn, au rythme où tu avances.

— Je vois mal en quoi c’est mon problème. Si tu voulais que j’aille plus vite, il fallait peut-être y réfléchir avant de me trancher un pied, bougonna l’intéressée en essayant de fixer la crosse en bois au bout du moignon qui interrompait sa jambe juste au-dessus de sa cheville.

— Je me suis déjà excusée. Tu es trop dangereuse, et c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas que tu ne me files entre les doigts.

— Tu comptes me traîner comme ça jusqu’où, exactement ? Ça va faire un mois qu’on a quitté Lothberg ! Si tu comptes me tuer d’épuisement, autant m’achever toute suite ! Même avec deux jambes en état de marche, la randonnée, ça n’a jamais été ma passion.

— Je vais te traîner comme ça jusqu’à Lostalon, que ça te plaise ou non, répondit l’Elfe. Ça prendra le temps que ça prendra, mais tu marcheras bien gentiment jusqu’au bout. J’ai besoin de toi vivante. Estime-toi heureuse, je ne suis pas rancunière. Si tu coopères, je passerai l’éponge sur toutes les fois où tu as essayé de t’enfuir ou de me tuer dans mon sommeil, et j’envisagerai même de te laisser partir. Tout ce que j’attends de toi, c’est ton témoignage.

— Je t’ai déjà dit tout ce que je savais.

— C’est faux.

— Je t’ai au moins dit tout ce que je pouvais te dire ! Je suis tenue au secret professionnel, c’est comme ça. Un assassin préférera mourir que de trahir la confiance de son employeur.

— Ça me fascine.

— Quoi ?

— La proportion des humains à être prêts à sacrifier leur vie pour n’importe quoi, alors qu’elle est déjà si courte. Quitte à mourir, pourquoi ne pas accepter un marché qui te laisses un peu de sursis ?

— Il y a des choses qui dépassent notre simple vie.

— Je ne te pensais pas si spirituelle. Vous, les assassins, vous n’êtes pas des mercenaires, justement ? Qu’est-ce qui vous motive de plus que l’argent ?

— L’argent ne nous intéresse pas tant.

— Vous ne vendez pas vos services au plus offrant ?

— Si, seulement ce n’est pas par cupidité, mais par transparence : si nous faisions des faveurs à certaines personnes et non à d’autres, on nous accuserait d’être une force politique et on ne nous laisserait pas exister. C’est pour cette même raison que nous devons garder le secret sur nos employeurs : si un seul d’entre nous avait trahi cette règle, tout notre ordre se serait effondré.

— Qu’est-ce que ça pourrait bien te faire, que ton ordre s’effondre ou pas, si ça te coûte la vie ?

— Si les assassins morts avant moi avaient pensé de cette manière, je ne serai pas ici à en discuter.

— Je ne pensais pas que vous aviez à demander la permission pour exister. Je pensais que vous étiez au-dessus de tout ça, et que vous ne rendiez de compte à personne.

— Réfléchis, enfin. À quoi bon gagner de l’argent si on ne peut pas le dépenser ? L’argent n’est qu’une matérialisation du pouvoir : si on ne le reconnaît pas, on ne peut pas en faire usage.

— J’ai surtout l’impression que vous vous êtes gangrénés de l’intérieur par la Guilde des Marchands.

Anna soupira et se laissa tomber en arrière.

— Crois-moi, la liberté totale n’est qu’une illusion. Même les pirates doivent rendre des comptes, et les milieux illégaux sont soumis à bien plus de règles et de lois que ceux qui n’ont rien à se reprocher.

— Ça, je veux bien te croire. Seulement maintenant, ta liberté dépend de moi, et c’est à mes règles que je te demande de répondre.

Anna haussa les épaules.

— J’ai déjà avoué avoir participé au massacre, que veux-tu de plus ?

— Si tu le répètes devant le reste de mon clan, ça sera déjà bien. Connaître le commanditaire, cela nous aurait permis de réparer l’affront, au-delà de nous innocenter. Enfin, si jamais tu changes d’avis, tu sais que…

Felonariel s’interrompit, aux aguets, et la pointe de ses longues oreilles frémit. Anna releva la tête : elle avait entendu la même chose. Les deux femmes échangèrent un regard entendu, et Felonariel fit glisser un couteau jusqu’à sa prisonnière, qui s’accroupit silencieusement, tranchant ses liens avec la lame qu’on lui avait confiée. De son côté, l’archère avait déjà bandé son arc. Une dizaine d’hommes émergèrent des buissons tout autour d’elles. Ils portaient pour la plupart des armures incomplètes et rouillées, et les restes de leurs uniformes laissaient à croire qu’ils s’agissaient de déserteurs, aussi bien Arthonniens que Perrasiens. Des laissés pour compte des deux armées qui s’étaient alliés pour survivre sur les routes : des bandits, comme l’arrière-pays perrasien en comptait de plus en plus. La flamme vacillante du feu de camp renvoyait une lueur malsaine en se reflétant dans leurs yeux, et leur visage étaient déformés d’un rictus avide. Deux femmes qui voyageaient seules étaient des proies faciles pour ces hommes qui n’attendaient plus rien de la vie. Un coup d’œil suffisait à comprendre qu’ils n’étaient pas ici simplement pour leur extorquer leur bourse : ils avançaient sans hésiter pour les neutraliser, sans prendre la peine de les menacer.

Felonariel décocha sans prévenir, et l’un des bandits chuta brutalement, la flèche enfoncée dans le crâne jusqu’à la hampe. Les autres se mirent à courir. Anna enfonça sa jambe de bois dans les braises du feu de camp et les projeta droit vers les yeux deux de ses assaillants qui se cherchèrent à s’en projeter en se cachant derrière leurs avants-bras. En une foulée, elle était sur eux, et avait enfoncé son couteau dans leur jugulaire avant qu’ils ne puissent réagir. Felonariel avait déjà rechargé son arc, gardant des flèches à la main en avance pour enchaîner les tirs. Trois hommes s’écroulèrent avant de l’atteindre. Les deux combattantes se retrouvèrent dos à dos : quatre hommes avaient survécu à leur fulgurante riposte, et il fallait désormais s’en sortir au combat rapproché en deux contre un. Felonariel lâcha son arc pour parer les assauts à la dague. Les hommes étaient d’anciens militaires, et si elle avait pu les surprendre lors de leur charge, elle était maintenant nettement désavantagée avec son arme courte et en l’infériorité numérique. Anna, rompue à ce genre de combat, ne se laissa pas déstabiliser. Au lieu de s’enliser à tenter de se défendre, elle jeta son couteau droit dans l’œil d’un de ses adversaires, et n’hésita pas à se jeter à mains nues sur le second. Elle aurait dû être tranchée en deux par le coup d’épée qui l’attendait, mais la lame s’arrêta contre sa main avec un bruit sourd : elle tenait entre ses doigts la crosse qui lui servait de jambe et s’en était servie pour bloquer. De sa main libre, elle frappa son adversaire désormais à portée en plein dans la mâchoire et remonta sa jambe infirme pour lui donner un coup de genou en plein dans l’entrejambe. La douleur le fit se pencher en avant, et d’un coup sec elle arracha la jambe de bois de l’épée et l’abattit avec force sur l’arrière de sa tête, avant de la remettre à sa place sur son moignon, laissant l’homme s’écrouler par terre, le crâne fracassé. Elle tourna la tête et vit que Felonariel était toujours en difficulté.

Elle hésita un instant : elle n’avait qu’à la poignarder pendant qu’elle était distraite, et elle n’aurait aucun mal à se débarrasser des deux bandits restants. Elle arracha le couteau de l’œil de l’une de ses victimes, et, alors que le dos de l’elfe était à quelques centimètres de son couteau, elle le fit tourner entre ses doigts pour le saisir par la lame et le placer dans la main libre de l’elfe.

Instinctivement, les doigts de Felonariel se refermèrent sur l’arme, et elle fit un pas en arrière. Au lieu de se poser sur le sol, son talon fut retenu par quelque chose de souple. Anna s’était placée dans son dos pour lui faire la courte échelle. Elle comprit son intention et profita de son aide pour se propulser au dessus des deux attaquants. Sa lame courbée trancha la gorge d’un des deux hommes en passant, et le couteau, trop court ne fit qu’une estafilade à l’autre. Elle atterrit derrière eux, le premier s’écroula tandis que le deuxième se retournait vers elle pour riposter.

— Satchi ! Jura-t-elle dans sa langue natale en tombant sur les fesses, déséquilibrée par son attaque audacieuse.

Heureusement pour elle, le bandit tomba à sa suite, s’étalant brusquement sur le flanc comme une poupée de chiffon : derrière lui, Anna l’avait puni de lui avoir tourné le dos en lui balayant les chevilles de sa jambe de bois, qu’elle abattit de nouveau sur sa tête pour le clouer au sol définitivement. Elle tendit la main à Felonariel pour l’aider à se relever, et se mit à s’éloigner tranquillement.

— Merci, balbutia Felonariel, surprise : sa prisonnière venait de lui sauver la vie.

— Pas de quoi. C’est le feu qui a dû les attirer. Il faut qu’on se bouge, on ne peut pas rester là. Cette nouvelle jambe est plus confortable qu’elle en a l’air, ça devrait aller pour marcher.

Incrédule, Felonariel ramassa son arc et observa un instant Anna s’éloigner, s’attendant à ce qu’elle essaie de s’enfuir ou qu’elle prépare un autre coup fourré pour lui fausser compagnie. Au bout de quelques mètres, pourtant, elle s’arrêta simplement et se retourna vers elle pour s’assurer qu’elle la suive.

— Alors, enfin ! Un peu de nerf ! Tu l’as dit toi-même, à ce rythme, on est pas près d’arriver à Lostalon !


Cyan Malherbe, 2022